11 septembre 2015

La cuisine au naturel

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Jean-Jacques Rousseau et ses idées naturalistes.
“Pour moi, je dirois au contraire qu’il n’y a que les François qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables” (Jean Jaques Rousseau, Emile, 409.) « Rousseau préfère les aliments bien frais, d’origine local, []. Son repas de prédilection est improvisé et végétarien :  Je ne connoissois pas, et je ne connois pas encore de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sur de me bien régaler’ » (Ketchman 275). « C’est leur [des aliments] assaisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les règles de votre cuisine, n’ayez ni roux, ni friture ; que le beurre, ni le sel, ni le laitage ne passent point sur le feu ; que vos légumes cuits à l’eau ne soient assaisonnés qu’arrivant tout chauds sur la table (Emile 416» « Il recommande le régime végétarien parce que c’est le plus proche de celui que connaît l’homme à l’état primitif. La viande n’est pas pour lui un aliment naturel, la preuve en étant que les enfants lui préfèrent instinctivement ‘le laitage, la pâtisserie, les fruits’. Il ne faut donc pas leur déformer le goût pour en faire des carnivores : ‘Si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car de quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette observation es de tous les lieux et de tous les tems (sic) : la barbarie angloise est connue ; les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes’ (Emile 411). « Dans une étude détaillée concernant les idées de Rousseau sur la cuisine et les repas, Jean-Claude Bonnet fait remarquer que la préférence théorique du philosophe pour un régime végétarien est liée à sa perception du fait que les inégalités de la société française permettent aux riches de ‘cannibaliser’ les pauvres » (276).  Il est pour la consommation de chaque produit dans sa saison, et pour que la femme ménagère apprenne à se dominer et acquière des talents domestiques culinaires. Retour à la nature et à la spontanéité : « Je voudrais dans le service de ma table, dans la parure de mon legement imiter par des ornements très simples la variété des saisons, et tirer de chacune toutes ses délices sans anticiper sur celles qui la suivront » (Emile 279-280).

Jean-Claude Bonnet : Le système du repas et de la cuisine chez Rousseau.
Ketchman Wheaton, Barbara. L’office et la bouche, Histoire des mœurs de la table en France de 1300 à 1789. Trad. Par Béatrice Vierne de l’originale « Savoring the past ». Calmann-Lévy, 1984. ISBN 2-7021-1436-9.

18 février 2011

L'art du repas - Deuxième partie: des animaux gâtés à table

Qu'y a-t-il en commun entre la volaille de Bresse, l'escargot, et l'agneau du pré salé?

Le repas français est souvent le produit du rapport de l´homme avec la terre et l’environnement géographique dont le climat et ses conséquences ont un effet évident sur l’alimentation.  Les habitudes alimentaires d’une civilisation se développent au cours des générations dans ce contexte complexe et coordonné. Le paysage et le climat déterminent souvent la relation de l’homme avec les aliments. Le manque comme l’abondance ont été à l’origine des recherches et expérimentations avec des produits naturels qui ont enrichi la variété de choix sur la table française. Mais c’est notamment la relation particulière des gens avec l’aliment, une attitude distincte et caractéristique envers l’alimentation, le rapport intime avec le produit, soit végétal, soit animal, dans toutes les étapes du développement, une conception du partage de la table, qui leur sont typiques. On l’appelle le goût français qui a transformé la cuisine et la table en un art, voire une science, avec des codes, des manières propres, des « secrets » qui passent de génération en génération non seulement de bouche à oreille mais dans le comportement des individus. Il y a une recherche du plaisir autour de la table, le plaisir de voir, de savourer, de sentir un certain état physique, mais plus important que cela, le plaisir de la convivialité, de la société et les échanges émotionnels parmi les membres de la famille ou  les amis (Brondi, mars, 2005).
Cette attitude envers l’alimentation influence grandement la manière de traiter les produits que la terre offre à chaque région, dans chaque climat. L’expérience que de centaines d’années ont données aux cuisiniers ou cuisinières, les habitudes des peuples et leurs activités enrichissent également le traitement des produits. Traditionnellement, les Français ont développé et perfectionné plusieurs méthodes de conservation qui ne leur sont pas exclusives: la fermentation, le séchage, la fumaison, la préservation, la confiture. Mais certaines expériences exclusives manifestent notamment l’art culinaire particulier et donnent une vraie personnalité à la table française.Les traditions régionales imposent des spécialités caractéristiques et exclusives du territoire français. Pour la plupart, elles sont si anciennes qu’on assimile immédiatement le nom de la région avec le nom du produit : par exemple, le vin de Champagne.
Wikipedia

Quand on nomme la Bretagne par exemple,
le Mont Saint-Michel se présente tout de suite à l’esprit.
http://www.france.fr/en/photo/mouton-de-pre-sales

On voit les prés verts baignés et salés par les hautes marées de l’Atlantique, où les pasteurs font pacager leurs moutons dont la viande en absorbe le sel devenant ainsi une délicatesse bretonne. On l’appelle le mouton pré-salé (Fisher 15). Ce traitement de la viande animal n’est pas exclusif à cette région -on le retrouve ailleurs dans les havres de la Manche, à Regnéville-sur-Mer, Saint-Germain-sur-Ay, la Vanlée, mais c’est probablement à cause de l’histoire et du tourisme autour de Mont Saint-Michel que la mémoire en retient le souvenir. En dépit des marées prononcées sur ces plages, l’homme a réussi à exploiter tout simplement un cadeau de la nature.
Les escargots font immédiatement penser à la cuisine française, comme manger du chien nous fait penser à la cuisine vietnamienne, n’est-ce pas ?

Pourtant ces petits animaux ont joui de différents degrés de réputation depuis l’antiquité quand les Grecs et les Romains les appréciaient beaucoup selon le constatent les fouilles archéologiques des déchets alimentaires. « Ils les grillaient  dans leurs coquilles sans pré-cuisson tel que les Catalans et les Provençaux les mangent aujourd’hui » (Dominé 361). L’aristocratie française de l’Ancien Régime ne les mangeait que pendant les semaines de quaresme et les laissaient plutôt à la jouissance des plus pauvres, qui, eux, y ont appliqué leur génie créatif pour les faire passer plus facilement. Si bien on peut accepter que « les Français doivent seulement à Antonin Carême le due honneur gastronomique des escargots, depuis qu’il publia sa recette ‘à la Bourguignonne’ avec du beurre, de l’ail et du persil » (Dominé 361), il est bien probable qu’il n’aie fait que donner son nom à une préparation déjà établie depuis longtemps parmi les classes moins privilégiées de la société. Aristocratique ou indigent, l’escargot a trouvé sa place dans l’estimation gastronomique française grâce à des traitements spéciaux qui le rende comestible.
Si l’on parle de traitement spéciaux, on peut bien citer la volaille de Bresse dont les procédures d’élevage sont réglées et codifiées par la loi. Leur ration de fourrage doit être d’une certaine quantité de farine de maïs trempée dans du lait pour une période exacte de 35 jours, après quoi elle est libérée dans le pré où elle trouve son repas naturel sur une superficie stipulée de 10 m2 par individu, pendant 9 semaines pour un poulet, 11 pour une poularde, et 23 pour un chapon (le male castré) (Dominé 215). « Avant la distribution elle reste encagée pour éviter l’exercice et reçoit une alimentation de haute qualité qui ajoute une couche désirable de gras » (Dominé215). Les plus « nobles » sont les chapons et les poulardes que, réservés pour les festivités traditionnelles, sont traités comme des princes. On les plume soigneusement et on leur fait un bain de lait avant de les envelopper dans une toile cousue pendant deux jours ce qui permet de leur donner une forme régulière avant de les présenter au marché. Ce traitement princier ne finit pas au moment de la vente : le consommateur, fin connaisseur lui aussi, sait comment le faire cuire dans le four de sa cuisine pour conserver la saveur, l’arôme et la texture de sa chair (Dominé 216).  Même la présentation à table ressemble l’exposition d’un tableau de Leonardo de Vinci dans le Palais du Louvre. Pour cet événement, le gourmet devient spécialiste maître trancheur pour découper son chapon avec le soin et la révérence qu’il mérite. Après la longue cérémonie qu’apporte le chapon sur la table, c’est incroyable qu’il s’agisse d’un aliment !
-Dominé, André, ed. Culinaria France. Trad. de l’Aleman par Mo Croasdale, David Hefford, Michelle McMeekin, Elaine Richards, Tim Shepard en association avec First Edition Translation Ltd, Cambridge. Madrid, Könemann, 1999.
-Fisher, M. F. K. The Cooking of Provincial France. Time-Life Books Ed. Nederland, Time Life International, 1970.

03 février 2011

L’art du repas, l’art de s’investir dans la joie de l’autre-Première Partie

Souvent, la femme cuisinière se plaint après un repas terminé trop vite : « et pour ça j’ai passé dans la cuisine toute la matinée ? » Elle est d’autant plus déçue qu’elle avait investi plusieurs heures et une considérable somme d’argent l’après-midi précédente en faisant les courses, à chercher la bonne viande, le bon fromage, les plus belles légumes et le pain le plus apetissant.
En France, manger ne satisfait pas que la faim ; tout au contraire, un repas est un rituel social, psychologique et spirituel et existe en directe dépendence de l'art de l'expression. Sa préparation ne commence pas dans la cuisine, mais dans l’art de la production et de l’élaboration de l’aliment, raison pour laquelle, le prêt-à-manger (fast food) ne gagne guère en France la popularité qu’il a en Amérique sauf en cas de besoin. Le Français préfère toujours le restaurant traditionnel même si ce n’est que pour manger des plats simples. La cuisine française est enrichie par un grand investissement d’énergie créatrice, dès la culture et la production jusqu'au moment culminant de la jouissance à table. Les Appellations d’Origine Contrôlées nous montrent à quel point les Français sont fiers –non sans raison- du fruit des soins consacrés aux aliments. Elles défendent concrètement le résultat des centaines sinon des milliers d’années de perfectionnement dans l’art de la production ou l’élaboration.
Bien que les peuples du monde connaissent divers méthodes de conservation d’aliments, tels que la fermentation, le séchage, la fumaison, la préservation, la confiture, les Français en ont développé des techniques plus sophistiquées. Leur longue histoire et des concours des circonstances uniques ont été à l’origine des expériences alimentaires et culinaires particulières et typiquement françaises. Le développement de certains produits a été motivé par le besoin de nouvelles alternatives quand les procédures traditionnelles et évidentes ne pouvaient plus s’appliquer. C’est le cas des crêpes, ou des pommes de terre.
Digne de connaître est la naissance de la crêpe dans son berceau de Bretagne. Autrefois, les Celts appelaient cette région l’argoat, qui signifie « terre de forêts », mais avec le temps le sarrasin poussait à leur place. Les habitants avaient des difficultés à faire du pain avec la farine du sarrasin, pour cette raison, ils ont commencé a faire cuire de minces portions de pâte sur des pierres chaudes et ont inventé ainsi la crêpe qui ne serait pas Suzette jusqu’à ce que les Parisiens ne l’adoptent et la raffinent en substituant la farine blanche à celle du sarrasin (Dominé 93, Fisher 17). La pomme de terre également a exigé un grand effort aux Français pendant un temps pour arriver à sa consommation. Depuis son arrivée sur le continent européen en provenance de l’Amérique, on a aussitôt reconnu quelques qualités remarquables, comme la possibilité de l’emmagasiner plus longtemps que les légumes frais, son haut contenu calorique et son adaptation plus facile « dans les régions pauvres, que dans les riches plaines céréalières » (Flandrin 729). Pourtant et pendant plus de trois siècles, sinon plus, elle demeure « nourriture de cochons » (Flandrin 729). Les cuisiniers essayaient d'en faire du pain sans succès. Son statut culinaire restait bas, et seuls les paysans en profitaient non seulement comme aliment, mais pour les avantages fiscales dont la pomme de terre jouissait car ses cultivateurs étaient exempts de « payer la dîme et diverses autres redevances ». Ignorant tout sur ce tubercule, « il était rendu coupable de tous les maux, et plus particulièrement on l’accusait de transmettre la lèpre » (Histoire en ligne).

Ce n’est que Parmentier qui le revendique. En 1771, en tant qu’apothicaire-major de l’Hôtel royal des Invalides, en réponse à la question d’un concours de l’Académie de Besançon: « Quels sont les végétaux qui pourraient-être substitués en cas de disette à ceux que l’on emploie communément et quelle en devrait être la préparation ? », Antoine-Augustin Parmentier écrit son mémoire sur la pomme de terre. Il se souvient qu'en sa captivité pendant la guerre de Sept Ans, « Nos soldats ont considérablement mangé de pommes de terre dans la dernière guerre ; ils en ont même fait excès, sans avoir été incommodés ; elles ont été ma seule ressource pendant plus de quinze jours et je n’en fus ni fatigué, ni indisposé. » La publication de son mémoire récompensé par l’Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts ne met pas fin à une interdiction du Parlement de cultiver la pomme de terre datant de 1748. Mais inébranlable, Parmentier continue sa campagne pour la pomme de terre. Les anecdotes qui se succèdent sont intéressantes à rappeler. « Parmentier, va promouvoir la pomme de terre en organisant des dîners où seront conviés des hôtes prestigieux tels que Benjamin Franklin ou Lavoisier. En 1785, Louis XVI offre à Parmentier deux arpents de terre situés dans la plaine des Sablons près de Neuilly. C’est l’année suivant qu’il plante ses précieux tubercules. En août 1786 il apporte même au roi un bouquet de fleurs de pomme de terre. Louis XVI en glisse une à sa boutonnière et une autre sur la perruque de Marie-Antoinette.



Mais tout le monde se méfie encore des pommes de terre, Parmentier va alors user d’un stratagème pour les faire découvrir. Les tubercules étant à maturité, le champ est gardé de jour par des hommes en armes. Tout le monde se demande bien ce qu’il y a de si important à garder. A la tombée de la nuit, les soldats se retirent et le peuple parisien se précipite pour « voler » les pommes de terre. Parmentier à gagné en partie son pari.
Suite à une très bonne récolte, la société d’Agriculture accorde au savant trente sept arpents supplémentaires situés dans la plaine de Grenelle. Mieux encore, Louis XVI qui sert des pommes de terre à sa table, autorise en juin 1787 le classement du tubercule dans les plantes utiles du jardin d’essai de Rambouillet. En 1795, la Commune ordonne de planter des pommes de terre dans les jardins des Tuileries pour faire face à la famine qui s’abat sur Paris. » (Histoire en ligne)
Dans d’autres cas, l’alternative est la matière première, comme dans le cas du cidre –pommes fermentées au lieu de raisins-, le fromage de chèvre ou la farine de châtaignes.
L’élaboration du cidre en Normandie est un art qui met en jeu toute l’expérience et les techniques héritées de génération en génération depuis la nuit des temps du peuple. Plusieurs endroits conservent toujours la tradition de l’élaboration artisanale. « La Normandie était habitée par de grandes quantités de pommiers bien avant que les Normands s’y installent. Encore aujourd’hui, ses plaines sont couvertes par ces arbres très hauts avec de branches rayonnantes. » Environ cent variétés de pommes sont classifiées convenables pour l’élaboration du cidre normand. Il est nécessaire de réunir les « trois éléments de base : des pommes amères, douces et aigres en la relation de deux douces et deux amères pour chaque aigre. Cette dernière apporte la fraîcheur et le piquant, l’amère l’esprit et l’acide tannique, la douce, la puissance alcoolique. La récolte commence en septembre et dure trois mois. Les fermes qui cherchent une haute qualité attendent patiemment les premières gelées pour empêcher une fermentation précoce. Le froid de l’hiver ralentit la fermentation qui peut durer entre un et trois mois. Les fermiers –à différence des grands producteurs industriels qui filtrent et pasteurisent le jus avant l’embouteillage- embouteillent leur jus sans le filtrer. Avec le temps, un certain quantité de sucre qui y est laissé se transforme en alcool et gaz carbonique donnant au cidre une effervescence naturelle » (Dominé 114).
C'est dans le rapport de l'homme à la terre que commence la préparation du repas, et c'est l'étroite relation intime historique du peuple français avec son environnement qui éveille l'énergie créatrice capable d'enfanter son art culinaire.

Dominé, André, ed. Culinaria France. Trad. de l’Aleman par Mo Croasdale, David Hefford, Michelle McMeekin, Elaine Richards, Tim Shepard en association avec First Edition Translation Ltd, Cambridge. Madrid, Könemann, 1999.
Fisher, M. F. K. The Cooking of Provincial France. Time-Life Books Ed. Nederland, Time Life International, 1970.
Flandrin, Jean-Louis & Massimo Montanari Ed. Histoire de l’alimentation. Fayard, Paris, 1996.
Histoire en ligne, http://www.histoire-en-ligne.com/spip.php?article301