30 avril 2010

L'impression du goût


« Définition du goût.
Le goût est celui de nos sens qui nous met en relation avec les corps sapides, au moyen de la sensation qu’ils causent dans l’organe destiné à les apprécier.
Le goût peut se considérer sous trois rapports : dans l’homme physique, c’est l’appareil au moyen duquel il apprécie les saveurs ; considéré dans l’homme moral, c’est la sensation qu’excite, au centre commun, l’organe impressionné par un corps savoureux ; enfin, considéré dans sa cause matérielle, le goût est la propriété qu’a un corps d’impressionner l’organe et de faire naître la sensation. » Jean Anthelme Brillat-Savarin


Les aliments ont une hiérarchie émotionnelle et une hiérarchie sociale. La place que chaque aliment occupe dans l’échelle de valeurs varie selon l’époque historique, et le niveau social, elle est tout à fait subjective et fait partie des mœurs et des conceptions culturelles préalables. Ces conceptions culturelles et émotionnelles intégrées aux aliments dépendent également de la subjectivité du convive construite par ses expériences individuelles particulières. 
  
La littérature française nous offre un exemple iconique d'introspection emotionnelle prouvant la subjectivité du développement goût. La délicatesse d’une madeleine trempée dans une tasse de thé provoque un extraordinaire mouvement émotif dans l’esprit de l’auteur.  Une manifestation turbulente difficile à expliquer se déclenche dans l’expérience d’une seconde.
 


"Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé." Marcel Proust




28 avril 2010

Le goût.


Satisfaction subjective

Naturellement, il nous faudrait manger pour satisfaire un besoin physique de survie, pourtant, la plupart du temps nous mangeons pour satisfaire notre subjectivité et un besoin affectif. Dans la tradition française de table, le manger fait partie de la vie sociale. Rarement on mange en solitude, surtout s'il existe la possibilité de partager la table.
Comme disait Chatillon-Plessis, « Pour bien manger il faut être au moins deux, au plus douze. Seul à table, le dîneur souffre de ne pouvoir parler des satisfactions ressenties. En trop nombreuse compagnie, il risque d’être distrait des méditations que les mets doivent inspirer » (10).
Cette subjectivité de l'alimentation est à l'origine du développement de l'art culinaire. Dès la création de l'aliment à partir du produit de la terre jusqu'au développement de la cuisine et des manières de table, toutes les étapes sont empreintes de ce besoin de satisfaire l'esprit et les émotions. C’est la naissance du développement du goût.

Le goût est la vedette dans l'évolution de la cuisine française. Le goût est le résultat d'une culture, des mœurs d'un peuple, des essais et des échanges culinaires millénaires. La géographie et le climat jouent le rôle de base dans le développement du goût régional. Les produits qu'offre la nature acquièrent ou perdent de prestige grâce aux caprices du goût. Comment peut-on le justifier? Le goût n'est que l'affaire de l'imaginaire sensible des êtres humains. Le paysage et la météo déterminent souvent la relation de l’homme avec les aliments et le développement des goûts variés. L’emmagasinage pour la consommation pendant le reste de l’année après la saison de la récolte ou de la production joue aussi un rôle crucial dans l’estimation de certains aliments. Les Français développent et perfectionnent plusieurs méthodes de conservation : la fermentation, le séchage, la fumaison, la préservation, la confiture. C’est là où l’art se perfectionne, l’expérience se manifeste et l’appréciation augmente, donnant naissance au raffinement de la table française. 
Cuisine lourde versus cuisine légère
Les régions de climat doux préfèrent sur la table des légumes et fruits frais produits dans ces climats tièdes, chauds ou tempérés par l’humidité de la mer. Par exemple sur la Méditerranée en Provence, on préfère les légumes vertes fraîches qui offrent aux méridionaux le luxe du mesclun, une salade des feuilles vertes et jeunes qui peut inclure la laitue romaine, la frisée, la feuille de chêne, le cerfeuil, l’endive, le cresson, la trévise, le pissenlit, la sucrine, la scarole, le mâche, le pourpier, et la rouquette. Mais le végétal favori des mets provençaux est la tomate, paradoxalement fruit d’origine américaine, encore une fois, présent cru, farci, cuit, en sauces, dans la ratatouille ou dans le coulis de la canette –une préparation de blanc de canard. Alphonse Daudet loua le goût provençal : « ne me parlez pas de viandes lourdes, de pommes de terre, de pesants rôtis. Un anchois écrasé sur de pain, des olives, des figues, un aïoli, voilà mes préférences » (cité par Roqueplo 535). Dans tous ses écrits il semble exalter et confondre l’exubérance de couleurs avec la lumière du soleil plus intense dans le Midi : « les orangers en fleurs et en fruits brûlaient leurs parfums d’essences » (cité par Roqueplo 530). Il n’est pas le seul à jouir de cette table en même temps légère et désirable : Dans Paradis, Colette met en évidence le contraste marquant entre la table nordique et la méridionale : « Au touriste anglais ou américain je prônerai l’excellence de quelque vieux plat provençal, les vertus de l’ail, la transcendance de l’huile d’olive, et ma fidélité aux trois légumes inséparables, vernissés, hauts en couleur comme en goût : l’aubergine, la tomate et le poivron doux. » (Prisons et Paradis).
Au contraire, les mets nordiques de « viandes lourdes et grosses » accompagnées de pommes de terre, fournit la chaleur, la ‘brûlure’ intérieur qui compense pour les froids hivers. Le beurre et le lait complètent la provision alimentaire normande et bretonne, qui fait régner les crêpes et omelettes sur leur table. Le même principe s’impose aux régions montagneuses où l’on sort du fumoir une variété de délices, on se régale des charcuteries, on emmagasine des calories avec des plats de fromage fondu, viandes fumés et pommes de terre tels que la raclette.
La pomme de terre nous mérite un point particulier, puisque la pomme de terre peut se conserver emmagasinée longtemps que les légumes frais, et nourrir pendant les longs mois de l’hiver. Malgré cette avantage, ce produit n’était pas accepté comme nourriture humaine à son arrivé en Europe en provenance des Amériques au XVIe siècle, et pendant presque trois siècles, sinon plus, elle demeure « nourriture de cochons » (Flandrin 729). C’est grâce à Parmentier qu’elle devient nourriture de base en France et cela après le XVIIIe siècle. Il réussit à dissuader la croyance populaire qui y voyait une matière bonne à panifier, et conseille son utilisation dans la préparation des mets, dont les fameuses « pommes de terre à la Parmentier ». Lorsque, comme d’habitude, plus tard « les grands seigneurs comprennent les profits qu’ils pouvaient en tirer », et que la revendiquent à table, le reste de la société l’accepte, méritant alors participer à leur banquet (Flandrin 729). Le peuple français peut se vanter d’avoir bien employé le temps en révolutions de longue durée. L’histoire ne devrait pas omettre celle de la pomme de terre.
Le goût est alors produit, développé et satisfait par la terre.

Roqueplo, Thérèse. « Alphonse Daudet et la gastronomie. » Revue des sciences humaines. Faculté des Lettres, Lille, France. 120 (1987) : 529-535.
Flandrin, Jean-Louis & Massimo Montanari Ed. Histoire de l’alimentation. Fayard, Paris, 1996. ISBN 2-213-59457-0.
Chatillon-Plessis, La vie à table à la fin du XIXe siècle. Firmin-Didot, Paris, 1894.

27 avril 2010

La cuisine au naturel


Jean-Jacques Rousseau et ses idées naturalistes.
“Pour moi, je dirois au contraire qu’il n’y a que les François qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables” (Jean Jaques Rousseau, Emile, 409.) « Rousseau préfère les aliments bien frais, d’origine local, []. Son repas de prédilection est improvisé et végétarien :  Je ne connoissois pas, et je ne connois pas encore de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable on est toujours sur de me bien régaler’ » (Ketchman 275). « C’est leur [des aliments] assaisonnement seul qui les rend malsains. Réformez les règles de votre cuisine, n’ayez ni roux, ni friture ; que le beurre, ni le sel, ni le laitage ne passent point sur le feu ; que vos légumes cuits à l’eau ne soient assaisonnés qu’arrivant tout chauds sur la table (Emile 416» « Il recommande le régime végétarien parce que c’est le plus proche de celui que connaît l’homme à l’état primitif. La viande n’est pas pour lui un aliment naturel, la preuve en étant que les enfants lui préfèrent instinctivement ‘le laitage, la pâtisserie, les fruits’. Il ne faut donc pas leur déformer le goût pour en faire des carnivores : ‘Si ce n’est pour leur santé, c’est pour leur caractère ; car de quelque manière qu’on explique l’expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette observation es de tous les lieux et de tous les tems (sic) : la barbarie angloise est connue ; les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes’ (Emile 411). « Dans une étude détaillée concernant les idées de Rousseau sur la cuisine et les repas, Jean-Claude Bonnet fait remarquer que la préférence théorique du philosophe pour un régime végétarien est liée à sa perception du fait que les inégalités de la société française permettent aux riches de ‘cannibaliser’ les pauvres » (276).  Il est pour la consommation de chaque produit dans sa saison, et pour que la femme ménagère apprenne à se dominer et acquière des talents domestiques culinaires. Retour à la nature et à la spontanéité : « Je voudrais dans le service de ma table, dans la parure de mon legement imiter par des ornements très simples la variété des saisons, et tirer de chacune toutes ses délices sans anticiper sur celles qui la suivront » (Emile 279-280).


Jean-Claude Bonnet : Le système du repas et de la cuisine chez Rousseau.
Ketchman Wheaton, Barbara. L’office et la bouche, Histoire des mœurs de la table en France de 1300 à 1789. Trad. Par Béatrice Vierne de l’originale « Savoring the past ». Calmann-Lévy, 1984. ISBN 2-7021-1436-9.