03 février 2011

L’art du repas, l’art de s’investir dans la joie de l’autre-Première Partie

Souvent, la femme cuisinière se plaint après un repas terminé trop vite : « et pour ça j’ai passé dans la cuisine toute la matinée ? » Elle est d’autant plus déçue qu’elle avait investi plusieurs heures et une considérable somme d’argent l’après-midi précédente en faisant les courses, à chercher la bonne viande, le bon fromage, les plus belles légumes et le pain le plus apetissant.
En France, manger ne satisfait pas que la faim ; tout au contraire, un repas est un rituel social, psychologique et spirituel et existe en directe dépendence de l'art de l'expression. Sa préparation ne commence pas dans la cuisine, mais dans l’art de la production et de l’élaboration de l’aliment, raison pour laquelle, le prêt-à-manger (fast food) ne gagne guère en France la popularité qu’il a en Amérique sauf en cas de besoin. Le Français préfère toujours le restaurant traditionnel même si ce n’est que pour manger des plats simples. La cuisine française est enrichie par un grand investissement d’énergie créatrice, dès la culture et la production jusqu'au moment culminant de la jouissance à table. Les Appellations d’Origine Contrôlées nous montrent à quel point les Français sont fiers –non sans raison- du fruit des soins consacrés aux aliments. Elles défendent concrètement le résultat des centaines sinon des milliers d’années de perfectionnement dans l’art de la production ou l’élaboration.
Bien que les peuples du monde connaissent divers méthodes de conservation d’aliments, tels que la fermentation, le séchage, la fumaison, la préservation, la confiture, les Français en ont développé des techniques plus sophistiquées. Leur longue histoire et des concours des circonstances uniques ont été à l’origine des expériences alimentaires et culinaires particulières et typiquement françaises. Le développement de certains produits a été motivé par le besoin de nouvelles alternatives quand les procédures traditionnelles et évidentes ne pouvaient plus s’appliquer. C’est le cas des crêpes, ou des pommes de terre.
Digne de connaître est la naissance de la crêpe dans son berceau de Bretagne. Autrefois, les Celts appelaient cette région l’argoat, qui signifie « terre de forêts », mais avec le temps le sarrasin poussait à leur place. Les habitants avaient des difficultés à faire du pain avec la farine du sarrasin, pour cette raison, ils ont commencé a faire cuire de minces portions de pâte sur des pierres chaudes et ont inventé ainsi la crêpe qui ne serait pas Suzette jusqu’à ce que les Parisiens ne l’adoptent et la raffinent en substituant la farine blanche à celle du sarrasin (Dominé 93, Fisher 17). La pomme de terre également a exigé un grand effort aux Français pendant un temps pour arriver à sa consommation. Depuis son arrivée sur le continent européen en provenance de l’Amérique, on a aussitôt reconnu quelques qualités remarquables, comme la possibilité de l’emmagasiner plus longtemps que les légumes frais, son haut contenu calorique et son adaptation plus facile « dans les régions pauvres, que dans les riches plaines céréalières » (Flandrin 729). Pourtant et pendant plus de trois siècles, sinon plus, elle demeure « nourriture de cochons » (Flandrin 729). Les cuisiniers essayaient d'en faire du pain sans succès. Son statut culinaire restait bas, et seuls les paysans en profitaient non seulement comme aliment, mais pour les avantages fiscales dont la pomme de terre jouissait car ses cultivateurs étaient exempts de « payer la dîme et diverses autres redevances ». Ignorant tout sur ce tubercule, « il était rendu coupable de tous les maux, et plus particulièrement on l’accusait de transmettre la lèpre » (Histoire en ligne).

Ce n’est que Parmentier qui le revendique. En 1771, en tant qu’apothicaire-major de l’Hôtel royal des Invalides, en réponse à la question d’un concours de l’Académie de Besançon: « Quels sont les végétaux qui pourraient-être substitués en cas de disette à ceux que l’on emploie communément et quelle en devrait être la préparation ? », Antoine-Augustin Parmentier écrit son mémoire sur la pomme de terre. Il se souvient qu'en sa captivité pendant la guerre de Sept Ans, « Nos soldats ont considérablement mangé de pommes de terre dans la dernière guerre ; ils en ont même fait excès, sans avoir été incommodés ; elles ont été ma seule ressource pendant plus de quinze jours et je n’en fus ni fatigué, ni indisposé. » La publication de son mémoire récompensé par l’Académie des Sciences, des Belles-Lettres et des Arts ne met pas fin à une interdiction du Parlement de cultiver la pomme de terre datant de 1748. Mais inébranlable, Parmentier continue sa campagne pour la pomme de terre. Les anecdotes qui se succèdent sont intéressantes à rappeler. « Parmentier, va promouvoir la pomme de terre en organisant des dîners où seront conviés des hôtes prestigieux tels que Benjamin Franklin ou Lavoisier. En 1785, Louis XVI offre à Parmentier deux arpents de terre situés dans la plaine des Sablons près de Neuilly. C’est l’année suivant qu’il plante ses précieux tubercules. En août 1786 il apporte même au roi un bouquet de fleurs de pomme de terre. Louis XVI en glisse une à sa boutonnière et une autre sur la perruque de Marie-Antoinette.



Mais tout le monde se méfie encore des pommes de terre, Parmentier va alors user d’un stratagème pour les faire découvrir. Les tubercules étant à maturité, le champ est gardé de jour par des hommes en armes. Tout le monde se demande bien ce qu’il y a de si important à garder. A la tombée de la nuit, les soldats se retirent et le peuple parisien se précipite pour « voler » les pommes de terre. Parmentier à gagné en partie son pari.
Suite à une très bonne récolte, la société d’Agriculture accorde au savant trente sept arpents supplémentaires situés dans la plaine de Grenelle. Mieux encore, Louis XVI qui sert des pommes de terre à sa table, autorise en juin 1787 le classement du tubercule dans les plantes utiles du jardin d’essai de Rambouillet. En 1795, la Commune ordonne de planter des pommes de terre dans les jardins des Tuileries pour faire face à la famine qui s’abat sur Paris. » (Histoire en ligne)
Dans d’autres cas, l’alternative est la matière première, comme dans le cas du cidre –pommes fermentées au lieu de raisins-, le fromage de chèvre ou la farine de châtaignes.
L’élaboration du cidre en Normandie est un art qui met en jeu toute l’expérience et les techniques héritées de génération en génération depuis la nuit des temps du peuple. Plusieurs endroits conservent toujours la tradition de l’élaboration artisanale. « La Normandie était habitée par de grandes quantités de pommiers bien avant que les Normands s’y installent. Encore aujourd’hui, ses plaines sont couvertes par ces arbres très hauts avec de branches rayonnantes. » Environ cent variétés de pommes sont classifiées convenables pour l’élaboration du cidre normand. Il est nécessaire de réunir les « trois éléments de base : des pommes amères, douces et aigres en la relation de deux douces et deux amères pour chaque aigre. Cette dernière apporte la fraîcheur et le piquant, l’amère l’esprit et l’acide tannique, la douce, la puissance alcoolique. La récolte commence en septembre et dure trois mois. Les fermes qui cherchent une haute qualité attendent patiemment les premières gelées pour empêcher une fermentation précoce. Le froid de l’hiver ralentit la fermentation qui peut durer entre un et trois mois. Les fermiers –à différence des grands producteurs industriels qui filtrent et pasteurisent le jus avant l’embouteillage- embouteillent leur jus sans le filtrer. Avec le temps, un certain quantité de sucre qui y est laissé se transforme en alcool et gaz carbonique donnant au cidre une effervescence naturelle » (Dominé 114).
C'est dans le rapport de l'homme à la terre que commence la préparation du repas, et c'est l'étroite relation intime historique du peuple français avec son environnement qui éveille l'énergie créatrice capable d'enfanter son art culinaire.

Dominé, André, ed. Culinaria France. Trad. de l’Aleman par Mo Croasdale, David Hefford, Michelle McMeekin, Elaine Richards, Tim Shepard en association avec First Edition Translation Ltd, Cambridge. Madrid, Könemann, 1999.
Fisher, M. F. K. The Cooking of Provincial France. Time-Life Books Ed. Nederland, Time Life International, 1970.
Flandrin, Jean-Louis & Massimo Montanari Ed. Histoire de l’alimentation. Fayard, Paris, 1996.
Histoire en ligne, http://www.histoire-en-ligne.com/spip.php?article301

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